Au Canada, malgré des investissements de plus de 1,1 milliard $ au fédéral et près de 100 millions $ au provincial (Québec) visant à stimuler les innovations technologiques en santé, plusieurs hôpitaux et organisations en santé ont encore de la difficulté à adopter de nouvelles technologies afin d’optimiser leurs processus. L'administration, par exemple, est encore très dépendante du papier, ce qui limite la possibilité pour les gestionnaires de recueillir des données qui pourraient servir à optimiser l’offre de services de santé.
Que peuvent faire les gestionnaires pour stimuler l’innovation technologique au sein de leurs établissements? Nous avons consulté Joanne Castonguay, professeure associée au pôle santé HEC Montréal, économiste et experte-conseil dans le domaine des innovations en santé afin qu’elle nous partage son expertise relativement à ces questions.
D'abord, pourquoi est-il important d'adopter des innovations technologiques en santé?
Mme Castonguay nous rappelle que l’objectif ultime d’une innovation n’est pas simplement d’introduire de la nouveauté : il s’agit de générer plus de résultats par dollar dépensé ou par effort investi. L’innovation devient ainsi une occasion privilégiée de limiter la croissance des dépenses publiques en santé et d’offrir des soins de meilleure qualité, sans pour autant augmenter les ressources qui y sont allouées. Dans cette perspective, notre système de santé a plus que jamais besoin d’innovations.
Selon une étude du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) menée notamment par le professeur Pierre-Carl Michaud, on estime que les dépenses publiques en santé augmenteront de 30 milliards $ entre 2013 et 2030 au Québec, si le taux de croissance annuel moyen observé entre 2004 et 2010 est maintenu. À terme, le budget de santé représenterait près de 70 % du budget total de la province.
Projection des dépenses publiques de santé entre 2013 et 2030 selon différents taux de croissance des coûts structurels
Source : Les dépenses en santé du gouvernement du Québec, 2013-2030 : projections et déterminants
Bien que cette prévision s’appuie uniquement sur des données du Québec, la situation devrait être semblable pour l’ensemble du Canada, notamment parce que les principaux facteurs de croissance des dépenses (vieillissement de la population et accroissement des coûts structurels) s’appliquent à toutes les provinces.
« Dans le contexte économique et de vieillissement de la population actuel, nous n’avons d’autres choix que d’améliorer notre performance en innovation pour assurer la soutenabilité de notre système de santé. »
Joanne Castonguay,
Professeure associée au pôle santé HEC Montréal, économiste et experte-conseil
À quels obstacles se butent les gestionnaires en santé qui souhaitent innover?
Les obstacles à l’innovation sont nombreux, souligne Mme Castonguay. Parmi les trois plus importants, on trouve notamment la difficulté à mesurer les résultats d’une innovation pour les patients, les mécanismes de financement du milieu de la santé et le manque d’encadrement entourant la phase d’adoption.
1. La difficulté à mesurer les résultats d'une innovation pour les patients
Les établissements de santé et fournisseurs technologiques se trouvent souvent dans une impasse : ils ont besoin de justifier en quoi l’innovation technologique qu’ils souhaitent implanter aura des résultats concrets sur la santé des patients et à quel coût. Mais souvent, les données qui leur permettraient de faire cette démonstration ne sont pas disponibles.
« Les données sur les coûts et les résultats par patient sont rarement disponibles, et lorsqu’elles le sont, elles ne sont pas standardisées, ni recueillies par un système entièrement numérique. Cela fait en sorte que les données ne sont pas comparables entre les différents établissements de santé et difficiles à consulter. »
Joanne Castonguay,
Professeure associée au pôle santé HEC Montréal, économiste et experte-conseil
Actuellement, même si des gestionnaires mettent en place des processus pour améliorer l’expérience patient, les éléments mesurés sont surtout les services de santé fournis, par exemple le nombre d’actes médicaux donnés par un département. Tant que les gestionnaires auront de la difficulté à mesurer les résultats de leurs interventions, ils auront de la difficulté à soutenir l’idée qu’il faut implanter des innovations technologiques pouvant améliorer ces résultats et l’efficacité globale de leur établissement de santé.
2. Les mécanismes de financement du milieu de la santé
Mme Castonguay remarque que, dans le milieu de la santé, les décisions et les actions sont fortement influencées par les mécanismes de financement. En d’autres mots, sans incitatif financier visant à changer concrètement les habitudes, il y a habituellement peu de changement.
« Au Canada, comme dans la majorité des pays, les mécanismes de financement n’encouragent pas l’adoption d’innovations technologiques. Les hôpitaux et les médecins ne sont pas responsabilisés relativement à la valeur de leurs interventions. »
Joanne Castonguay,
Professeure associée au pôle santé HEC Montréal, économiste et experte-conseil
Par exemple, les budgets sont attribués aux hôpitaux principalement en fonction des dépenses de l’année précédente et non en fonction des résultats pour les patients. Sur le plan structurel, il n’y a donc pas d’incitatif à adopter une innovation technologique qui permettrait d’améliorer les résultats pour les patients, ou encore de réduire les coûts par intervention, souligne Mme Castonguay.
Plusieurs innovations ont pour effet d’augmenter les dépenses de santé courantes alors que les bénéfices ne se feront sentir que dans 5, 10 ou même 15 ans. Il en est ainsi pour plusieurs nouveaux traitements en réadaptation. Les hôpitaux dont la mission est de fournir des soins de santé à quiconque se présente à leur porte tout en contrôlant leur budget sont incités à répondre aux besoins aigus (ponctuels) au moindre coût sans considérations pour le futur. Le financement par budget ne favorise pas les investissements dans des innovations technologiques, qui sont plus coûteuses à court terme, mais qui généreraient de meilleurs résultats à long terme.
3. Le manque d'encadrement entourant la phase d'adoption
Les principaux obstacles à l’innovation ne surviennent pas pendant la phase de création, c'est-à-dire le moment où l'innovation est conçue, mais bien davantage pendant la phase d’adoption, souligne Mme Castonguay. Selon elle, il y a peu d’études qui se penchent sur la phase d’adoption. Les moyens pour favoriser cette phase gagneraient à être mieux compris et diffusés. Par exemple avec un plan qui vise à mitiger les freins potentiels à l’adoption sur le plan structurel, à identifier les compétences nécessaires à l’implantation et à favoriser la collaboration des acteurs clés au sein du système de la santé.
« Les initiatives visant à encourager et à financer les innovations technologiques en santé se concentrent beaucoup sur l’aspect nouveauté et peut-être pas assez sur l’aspect adoption. En effet, le succès de ces initiatives est souvent mesuré en termes de brevets, de publications et de citations et non en termes d’adoptions effectives et de résultats concrets. »
Joanne Castonguay,
Professeure associée au pôle santé HEC Montréal, économiste et experte-conseil
Comment les gestionnaires peuvent-ils faciliter l’adoption d’une innovation technologique en santé?
« On pourrait commencer par motiver les acteurs du système à accueillir l’innovation comme une bonne nouvelle », suggère Mme Castonguay. Après plusieurs années de réformes structurelles, il y a une certaine fatigue face au changement. Toutefois, « là où plusieurs gestionnaires en santé peuvent faire une différence, c’est en adoptant des innovations qui ont déjà fait leurs preuves ailleurs », propose-t-elle.
En effet, une innovation technologique qui génère des résultats pour les patients n’a pas nécessairement besoin d’être récente. Par exemple, si la prise de rendez-vous en ligne est déployée dans un hôpital, il s’agira d’une innovation technologique majeure, et ce même si la prise de rendez-vous en ligne est une technologie qui existe depuis plus de 10 ans.
Selon Mme Castonguay, pour maximiser les chances qu’une innovation technologique soit adoptée, les gestionnaires gagnent à concentrer leurs efforts sur l'élément qu'ils peuvent le plus facilement influencer : l'encadrement entourant la phase d’adoption. Cela peut se faire, par exemple, en offrant de la formation, en fournissant des ressources pour soutenir la transformation ou en impliquant les employés touchés dans la planification de la transformation des processus.
À propos de Joanne Castonguay
Économiste spécialisée dans les domaines de la santé et de l’innovation, Joanne Castonguay est professeure associée au pôle santé HEC Montréal. Elle cumule plus de 20 ans d’expérience en développement, direction et réalisation de projets de recherche en politiques publiques, notamment dans le milieu de la santé.